Andr'e Kuraev est protodiacre ('Eglise orthodoxe russe), th'eologien, philosophe et missionnaire. Il a publi'e de nombreux articles, manuels et ouvrages de th'eologie, traduits en plusieurs langues, parmi lesquels La s'eduction du n'eopaganisme (1995), La philosophie chr'etienne et le panth'eisme (1997), Le d'efi de l’oecum'enisme (1997), L’orthodoxie et le droit : l’'Eglise dans un 'Etat s'eculier (1997), Le christianisme et la th'eorie de l’'evolution (1999), L’'Eglise et la jeunesse : un conflit irr'em'ediable ? (2003), Ma^itre et Marguerite : pour ou contre le Christ ? (2005), La religion sans Dieu (2006), Les questions des femmes au sujet de l’'Eglise (2017), Les paradoxes du droit canonique (2022). Personnalit'e connue de l’'Eglise orthodoxe russe, le protodiacre Andr'e Kuraev avait fait, ces derni`eres ann'ees, des d'eclarations incendiaires `a propos de l’'Eglise dans les m'edias et sur son blog. Par le d'ecret du 29 avril 2020 du patriarche de Moscou Cyrille, le protodiacre Andr'e Kuraev est interdit de c'el'ebration.
Il intervient 'egalement r'eguli`erement dans les m'edias et les d'ebats publics. Il a accept'e de donner une interview `a Orthodoxie.com que nous publions en trois parties.
Premi`ere partie : le parcours d’Andr'e Kuraev dans l’'Eglise orthodoxe russe
1. P`ere Andr'e, vous ^etes tr`es connu en Russie pour vos ouvrages de th'eologie, vos commentaires publics sur des sujets d’actualit'e et votre activit'e missionnaire et p'edagogique aupr`es des jeunes. Certains affirment m^eme qu’ils ont 'et'e amen'es vers la foi orthodoxe gr^ace `a vous. Pourtant, en 2020, vous ^etes tomb'e en disgr^ace aux yeux du Patriarcat de Moscou. Pourriez-vous nous en dire plus, notamment pour les lecteurs francais, et nous expliquer quelle est votre statut eccl'esiastique actuel ?
– Tout a commenc'e depuis la r'evolution. L’Union sovi'etique s’est effondr'ee. Un nouveau patriarche, Alexis, venait d’^etre 'elu. Il m’avait invit'e `a ^etre son attach'e de presse et l’auteur de ses discours. J’ai travaill'e avec le patriarche pendant moins de trois ans, mais depuis lors, les journalistes ont gard'e l’habitude de me contacter pour toute question li'ee `a la vie religieuse en Russie. J’'etais donc devenu, dans un certain sens, une ic^one publicitaire de l’Orthodoxie russe.
Mais je ne me suis pas content'e de r'epondre aux appels des journalistes. Plus de 20 ans de ma vie ont 'et'e consacr'es aux voyages. J’ai donn'e des conf'erences dans des universit'es et des prisons, sur des places publiques et dans des concerts de rock. Rien qu’en 2004 j’ai donn'e des conf'erences dans 110 villes du monde entier. C’'etait surtout, bien entendu, en Russie et en Ukraine, mais j’ai 'et'e aussi le premier missionnaire 'etranger `a me rendre en Serbie apr`es la lev'ee des sanctions. Et puis il y a eu la Nouvelle-Z'elande, la Chine, le Cambodge, l’Indon'esie…
Le premier bloc th'ematique de mes conf'erences et de mes livres consistait dans les pol'emiques avec les sectes, qui b'en'eficiaient d’une tr`es large audience dans la Russie post-sovi'etique. Dans les ann'ees 90, l’Orthodoxie y 'etait plut^ot une minorit'e religieuse. Je parlais donc de la « technique de la s'ecurit'e religieuse », de la n'ecessit'e d’une culture de la foi, conjugu'ee `a une culture de la pens'ee.
Ce fut un tournant tr`es 'etrange dans mon histoire personnelle: j’ai recu ma formation s'eculi`ere de base aupr`es de l’Universit'e d’'Etat de Moscou, et mon d'epartement s’appelait `a l’'epoque le «D'epartement d’ath'eisme scientifique». Mais l’un des cours les plus int'eressants de ce d'epartement 'etait consacr'e aux sectes des jeunes (Jugendsekten) dans le monde occidental contemporain. `A l’'epoque, cela semblait exotique, rien de plus. Mais dans les ann'ees 90, ces sectes exotiques sont arriv'ees aussi en Russie. Et j’'etais l’une des rares personnes qui en savais quelque chose. J’avais donc d^u sortir de leur placard mes notes consacr'ees aux 'etudes sur les sectes…
Mais, d'ej`a vers les ann'ees 2000, j’ai r'ealis'e que je devais changer ma ligne pol'emique, car il s’est s’av'er'e que l’on peut se retrouver dans une secte tout en croyant ^etre dans l’Orthodoxie. Par cons'equent, en 1997, j’ai publi'e un livre intitul'e L’occultisme dans l’Orthodoxie. C’'etait le premier livre dans lequel je disais quelque chose de critique sur la vie contemporaine de notre 'eglise.
Bien s^ur, j’avais des doutes sur le fait s’il 'etait n'ecessaire de « tout 'etaler ». Mais une fois, `a Rostov-sur-le-Don, un homme s’est approch'e de moi et m’a dit: « Je suis un pasteur baptiste, mais apr`es avoir lu votre livre, j’ai commenc'e `a mieux consid'erer l’Orthodoxie, car je voyais moi-m^eme tout ce dont vous 'ecrivez, toutes ces choses 'etranges dans votre 'Eglise, mais il me semblait que c’est ce que l’Orthodoxie enseignait. Pourtant, il s’est av'er'e que ces choses ne sont pas en accord avec l’Orthodoxie ». Lorsque je critiquais les membres de sectes, j’'etais extr^emement populaire dans le milieu orthodoxe. Mais apr`es avoir parl'e des probl`emes qui touchent `a la vie de l’'Eglise, j’ai « perdu la cote » au sein de l’'Eglise.
Apr`es cela il y a eu plusieurs campagnes pol'emiques li'ees au fait que j’essayais d’orienter les orthodoxes dans la vie culturelle moderne. Et, `a cause de cela, j’ai aussi perdu de nombreux sympathisants dans le monde orthodoxe.
Par exemple, beaucoup de gens croyaient vers les ann'ees 2000 que les derniers temps 'etaient venus, que le code-barres 'etait le sceau de l’Ant'echrist et qu’il 'etait donc impossible de recevoir des num'eros d’identification et des documents 'electroniques. Les monast`eres s’'etaient rebell'es contre moi, avaient commenc'e `a publier des brochures et des d'epliants avec des titres tels que « Kuraev a-t-il raison ? ».
Lors de la campagne suivante, ou parall`element `a celle-ci, j’ai d^u d'efendre l’ouvrage Harry Potter. Une dizaine de livres avaient 'et'e publi'es en Russie sur le fait qu’il s’agissait d’un livre horrible, un projet sataniste, etc. Mais il y a un proverbe russe: « le travail `a moiti'e fait n’est pas montr'e aux imb'eciles ». Les livres sur Harry Potter ont 'et'e 'ecrits pendant de nombreuses ann'ees. Pendant toutes ces ann'ees, il 'etait impossible d’aller `a la biblioth`eque et de lire tous les volumes en une seule fois. Et vous savez, une des choses dont je suis vraiment fier d’avoir accompli dans ma vie, c’est qu’apr`es avoir lu le premier tome, je me suis rendu compte que c’'etait de la bonne litt'erature, et m^eme plut^ot chr'etienne. Ce n’est qu’apr`es avoir 'ecrit le dernier roman, que JK Rowling avait admis qu’elle 'etait elle-m^eme chr'etienne, mais qu’elle l’avait cach'e pour ne pas effrayer les 'editeurs et les enfants. Mais au fil des ann'ees j’ai recu `a nouveau de nombreuses critiques pour ^etre devenu moi-m^eme, soi-disant, un pr'edicateur de la sorcellerie.
La prochaine vague de controverse 'etait li'ee `a la question de savoir s’il 'etait possible de pr^echer lors de concerts de musique rock. J’avais 'et'e invit'e `a pr^echer lors des concerts des musiciens de rock russes et sovi'etiques parmi les plus c'el`ebres et les plus talentueux – Constantin Kintchev, Youri Chevtchouk, Andr'e"i Makarevitch. En particulier, il y avait un projet tr`es int'eressant de Youri Chevtchouk (groupe DDT) intitul'e « Ne tire pas ». C’'etait `a l’automne 2008, juste apr`es la guerre du mois ao^ut entre la Russie et la G'eorgie. Lors de ce concert, il y avait une chanteuse de G'eorgie ainsi que des musiciens g'eorgiens et russes qui 'etaient sur une m^eme sc`ene – et les jeunes, qui avaient rempli une salle immense, les avaient tr`es bien accueillis, tout comme mon sermon contre la guerre. Dans cette m^eme ann'ee nous avons r'ealis'e avec Youri Chevtchouk un autre projet: nous avons parcouru toute l’Ukraine, jou'e dans tous les centres r'egionaux. Dans une ville de l’ouest de l’Ukraine, l’administration avait interdit un de nos concerts, et la t'el'evision locale avait d'eclar'e que Poutine avait envoy'e Chevtchouk et Koura"iev `a la place de ses chars. Et figurez-vous qu’ils ont tout de suite trouv'e une place au stade pr`es de la ville, en dehors de la juridiction de la ville, et la jeunesse ukrainienne locale s’y 'etait rendue et avait 'ecout'e avec enthousiasme les chansons de Youri Chevtchouk en russe. Et mes propos n’ont pas non plus suscit'e chez eux une forme de rejet. Mais cela a 'egalement 'eveill'e beaucoup de discussions dans le milieu orthodoxe : on disait que c’'etait blasph'ematoire.
Au d'ebut de l’an 2009, j’avais commenc'e `a soutenir activement le m'etropolite Cyrille en tant que candidat au tr^one patriarcal. Et cela s’'etait av'er'e ^etre une violation de tous les tabous. Dans le monde orthodoxe, on pr'etend qu’il n’y a tout simplement pas de lutte pour le tr^one patriarcal, que tous les candidats sont 'egalement merveilleux et, bien s^ur, on ne peut pas dire du mal des concurrents mal-aim'es. Alors que moi j’avais commenc'e `a parler des « ath'ees portant des encolpions » (des insignes 'episcopaux) en d'esignant des personnes concr`etes. L’Internet orthodoxe 'etait sous le choc… On m’avait m^eme ferm'e l’acc`es `a mon propre forum, qui portait mon nom (kuraev.ru).
Qu’est-ce que je veux dire par l`a ? Qu’au fil des ann'ees, j’ai pris l’habitude d’assumer calmement les pertes de r'eputation, y compris dans le monde orthodoxe. J’ai l’habitude de former mes opinions et mes 'evaluations ind'ependamment de ce que pensent tels ou tels pr'edicateurs `a la mode ou les institutions officielles de l’'Eglise. Habituellement, je dis des choses qui deviennent ensuite monnaie courante dans 5-10 ans.
Et comme je l’'ecrivais d'ej`a moi-m^eme, `a l’^age de 27 ans, au nom du patriarche et pour lui, les paroles du corps enseignant eccl'esiastique n’'etaient pas pour moi mystiques et infaillibles.
Mon d'esaccord avec l’administration de l’'Eglise d'ebuta en septembre 2010. Voyez-vous, j’'etais alors au sommet de mon statut officiel, j’'etais membre de la Commission inter-conciliaire, c’est-`a-dire la plus haute autorit'e th'eologique de l’'Eglise russe. Quand tout `a coup, le patriarche Cyrille avait propos'e `a cette communaut'e d’experts de discuter du projet d’un document sur l’attitude `a l’'egard du blasph`eme dans la presse s'eculi`ere. `A ce moment-l`a, j’avais commenc'e `a m’opposer `a cette proposition du patriarche, tant lors de la r'eunion de la Commission, que dans mon blog et dans la presse. Je disais que je ne comprenais pas pourquoi nous devions soudainement changer de position. Le patriarche Alexis consid'erait que nous ne devions pas nous rabaisser en r'epondant `a des publications sensationnelles, d’autant plus que si vous r'epondez `a une publication, mais vous ne r'epondez pas `a une autre, on dira que « le silence est un signe de consentement », et `a ce moment l’'Eglise n’aura plus aucune justification… De plus, ce projet faisait r'ef'erence `a l’ancien empereur byzantin Justinien et `a la d'ecision du Concile in Trullo, qui menacait de ch^atiments tout `a fait terrestres ceux qui insultaient le Ciel. En cons'equence, le document dans son ensemble apparaissait comme une menace : « nous allons trouver une forme de justice polici`ere pour nos d'etracteurs ! ».
Pourquoi donc effrayer les gens avec ces choses aujourd’hui, pourquoi l’'Eglise devrait-elle agir comme une instance r'epressive ? Je ne savais pas `a l’'epoque que c’'etait la strat'egie directive du patriarche Cyrille. Ce document fut tout de m^eme adopt'e. Et ce fut le d'ebut de mon diff'erend public avec le patriarche Cyrille et sa politique.
Cela 'etait devenu tout `a fait clair en 2012 en raison des 'ev'enements autour de l’action des Pussy Riot dans la cath'edrale du Christ Sauveur `a Moscou. Il ne s’agissait m^eme pas de l’action en elle-m^eme, mais de l’attitude envers les r'eactions des orthodoxes `a son 'egard. Les r^eves les plus terribles et les plus sanglants de vengeance et de repr'esailles avaient commenc'e `a percer dans l’Internet orthodoxe. `A ce moment le patriarcat avait exig'e que le code p'enal soit modifi'e pour punir « l’insulte aux sentiments religieux ». Cette fois-ci mes protestations avaient 'et'e entendues. Le patriarche m’avait trait'e publiquement de « tra^itre en soutane », la voie vers les m'edias orthodoxes m’avait 'et'e ferm'ee, il 'et'e interdit de publier mes textes, de m’interviewer, de m’inviter `a donner des conf'erences, etc.
Ensuite, en 2013, on m’avait transmis les plaintes des s'eminaristes de Kazan pour harc`element sexuel de la part des professeurs et de la direction de ce s'eminaire. J’avais commenc'e `a 'ecrire sur ce sujet, lorsque la patience du patriarche atteignit ses limites: sur ses ordres, j’avais 'et'e renvoy'e de l’Acad'emie th'eologique de Moscou. En outre, le patriarche avait convenu avec l’administration pr'esidentielle pour que je sois renvoy'e de l’Universit'e d’'Etat de Moscou, o`u j’avais enseign'e pendant plus de 20 ans.
En hiver 2020, j’ai publi'e un ouvrage volumineux intitul'e « Byzance contre l’URSS », critiquant la position du Patriarcat de Moscou sur la question du statut de l’'Eglise ukrainienne.
En avril 2020 le patriarche m’a interdit de c'el'ebrer et m’a cit'e devant le tribunal eccl'esiastique qui, un an plus tard, m’a condamn'e `a la r'eduction `a l’'etat la"ique. Il y a eu deux accusations. Tout d’abord, le fait que j’avais trait'e de « carri'eriste stupide », dans mon blog, un proche collaborateur du patriarche qui venait de d'ec'eder. La deuxi`eme accusation consistait dans le fait que j’avais d'ecrit dans mon blog la servilit'e de notre 'episcopat comme une forme de prostitution.
Le patriarche a fait une chose 'etrange : d’une part, il a approuv'e la d'ecision du tribunal, et imm'ediatement apr`es, il a lui-m^eme introduit un moratoire sur son ex'ecution. Et maintenant, depuis un an d'ej`a, je vis dans l’'etat du « diacre Schr"odinger » : parfois je suis encore membre du clerg'e, parfois non. La raison de cette chose 'etrange est que j’ai d'eclar'e publiquement que si le verdict venait `a ^etre approuv'e, je ferais appel aupr`es du patriarche oecum'enique.
Dans l’ensemble, tous mes d'esaccords avec le patriarche se regroupent autour du th`eme de la violence dans la vie de l’'Eglise orthodoxe : le pouvoir de l’'ev^eque sur le clerg'e ; le pouvoir du patriarche sur les 'ev^eques (y compris 'etrangers et ukrainiens) ; le pouvoir du patriarche sur les opinions des orthodoxes ; la censure de l’'eglise sur la vie et la culture s'eculi`eres…
Propos recueillis par Veronica Cibotaru et le p`ere Jivko Panev
https://orthodoxie.com/entretien-avec-andre-kuraev-1-3/ https://diak-kuraev.livejournal.com/3739175.html