Hugo – Le Crapaud
Que savons-nous ? qui donc connaоt le fond des choses ?
Le couchant rayonnait dans les nuages roses ;
C’йtait la fin d’un jour d’orage, et l’occident
Changeait l’ondйe en flamme en son brasier ardent ;
Prиs d’une orniиre, au bord d’une flaque de pluie,
Un crapaud regardait le ciel, bкte йblouie ;
Grave, il songeait ; l’horreur contemplait la splendeur.
(Oh ! pourquoi la souffrance et pourquoi la laideur ?
Hйlas ! le bas-empire est couvert d’Augustules,
Les Cйsars de forfaits, les crapauds de pustules,
Comme le prй de fleurs et le ciel de soleils !)
Les feuilles s’empourpraient dans les arbres vermeils ;
L’eau miroitait, mкlйe а l’herbe, dans l’orniиre ;
Le soir se dйployait ainsi qu’une banniиre ;
L’oiseau baissait la voix dans le jour affaibli ;
Tout s’apaisait, dans l’air, sur l’onde ; et, plein d’oubli,
Le crapaud, sans effroi, sans honte, sans colиre,
Doux, regardait la grande aurйole solaire ;
Peut-кtre le maudit se sentait-il bйni,
Pas de bкte qui n’ait un reflet d’infini ;
Pas de prunelle abjecte et vile que ne touche
L’йclair d’en haut, parfois tendre et parfois farouche ;
Pas de monstre chйtif, louche, impur, chassieux,
Qui n’ait l’immensitй des astres dans les yeux.
Un homme qui passait vit la hideuse bкte,
Et, frйmissant, lui mit son talon sur la tкte ;
C’йtait un prкtre ayant un livre qu’il lisait ;
Puis une femme, avec une fleur au corset,
Vint et lui creva l’њil du bout de son ombrelle ;
Et le prкtre йtait vieux, et la femme йtait belle.
Vinrent quatre йcoliers, sereins comme le ciel.
— J’йtais enfant, j’йtais petit, j’йtais cruel ; —
Tout homme sur la terre, oщ l’вme erre asservie,
Peut commencer ainsi le rйcit de sa vie.
On a le jeu, l’ivresse et l’aube dans les yeux,
On a sa mиre, on est des йcoliers joyeux,
De petits hommes gais, respirant l’atmosphиre
А pleins poumons, aimйs, libres, contents ; que faire
Sinon de torturer quelque кtre malheureux ?
Le crapaud se traоnait au fond du chemin creux.
C’йtait l’heure oщ des champs les profondeurs s’azurent ;
Fauve, il cherchait la nuit ; les enfants l’aperзurent
Et criиrent : « Tuons ce vilain animal,
Et, puisqu’il est si laid, faisons-lui bien du mal ! »
Et chacun d’eux, riant, — l’enfant rit quand il tue, —
Se mit а le piquer d’une branche pointue,
Йlargissant le trou de l’њil crevй, blessant
Les blessures, ravis, applaudis du passant ;
Car les passants riaient ; et l’ombre sйpulcrale
Couvrait ce noir martyr qui n’a pas mкme un rвle,
Et le sang, sang affreux, de toutes parts coulait
Sur ce pauvre кtre ayant pour crime d’кtre laid ;
Il fuyait ; il avait une patte arrachйe ;
Un enfant le frappait d’une pelle йbrйchйe ;
Et chaque coup faisait йcumer ce proscrit
Qui, mкme quand le jour sur sa tкte sourit,
Mкme sous le grand ciel, rampe au fond d’une cave ;
Et les enfants disaient : « Est-il mйchant ! il bave ! »
Son front saignait ; son њil pendait ; dans le genкt
Et la ronce, effroyable а voir, il cheminait ;
On eыt dit qu’il sortait de quelque affreuse serre ;
Oh ! la sombre action, empirer la misиre !
Ajouter de l’horreur а la difformitй !
Disloquй, de cailloux en cailloux cahotй,
Il respirait toujours ; sans abri, sans asile,
Il rampait ; on eыt dit que la mort, difficile,
Le trouvait si hideux qu’elle le refusait ;
Les enfants le voulaient saisir dans un lacet,
Mais il leur йchappa, glissant le long des haies ;
L’orniиre йtait bйante, il y traоna ses plaies
Et s’y plongea, sanglant, brisй, le crвne ouvert,
Sentant quelque fraоcheur dans ce cloaque vert,
Lavant la cruautй de l’homme en cette boue ;
Et les enfants, avec le printemps sur la joue,
Blonds, charmants, ne s’йtaient jamais tant divertis ;
Tous parlaient а la fois et les grands aux petits
Criaient : « Viens voir ! dis donc, Adolphe, dis donc, Pierre,
Allons pour l’achever prendre une grosse pierre ! »
Tous ensemble, sur l’кtre au hasard exйcrй,
Ils fixaient leurs regards, et le dйsespйrй
Regardait s’incliner sur lui ces fronts horribles.
— Hйlas ! ayons des buts, mais n’ayons pas de cibles ;
Quand nous visons un point de l’horizon humain,
Ayons la vie, et non la mort, dans notre main. —
Tous les yeux poursuivaient le crapaud dans la vase ;
C’йtait de la fureur et c’йtait de l’extase ;
Un des enfants revint, apportant un pavй,
Pesant, mais pour le mal aisйment soulevй,
Et dit : « Nous allons voir comment cela va faire. »
Or, en ce mкme instant, juste а ce point de terre,
Le hasard amenait un chariot trиs lourd
Traоnй par un vieux вne йclopй, maigre et sourd ;
Cet вne harassй, boiteux et lamentable,
Aprиs un jour de marche approchait de l’йtable ;
Il roulait la charrette et portait un panier ;
Chaque pas qu’il faisait semblait l’avant-dernier ;
Cette bкte marchait, battue, extйnuйe ;
Les coups l’enveloppaient ainsi qu’une nuйe ;
Il avait dans ses yeux voilйs d’une vapeur
Cette stupiditй qui peut-кtre est stupeur ;
Et l’orniиre йtait creuse, et si pleine de boue
Et d’un versant si dur que chaque tour de roue
Йtait comme un lugubre et rauque arrachement ;
Et l’вne allait geignant et l’вnier blasphйmant ;
La route descendait et poussait la bourrique ;
L’вne songeait, passif, sous le fouet, sous la trique,
Dans une profondeur oщ l’homme ne va pas.
Les enfants entendant cette roue et ce pas,
Se tournиrent bruyants et virent la charrette :
« Ne mets pas le pavй sur le crapaud. Arrкte ! »
Criиrent-ils. « Vois-tu, la voiture descend
Et va passer dessus, c’est bien plus amusant. »
Tous regardaient.
Soudain, avanзant dans l’orniиre
Oщ le monstre attendait sa torture derniиre,
L’вne vit le crapaud, et, triste, — hйlas ! penchй
Sur un plus triste, — lourd, rompu, morne, йcorchй,
Il sembla le flairer avec sa tкte basse ;
Ce forзat, ce damnй, ce patient, fit grвce ;
Il rassembla sa force йteinte, et, roidissant
Sa chaоne et son licou sur ses muscles en sang,
Rйsistant а l’вnier qui lui criait : Avance !
Maоtrisant du fardeau l’affreuse connivence,
Avec sa lassitude acceptant le combat,
Tirant le chariot et soulevant le bвt,
Hagard, il dйtourna la roue inexorable,
Laissant derriиre lui vivre ce misйrable ;
Puis, sous un coup de fouet, il reprit son chemin.
Alors, lвchant la pierre йchappйe а sa main,
Un des enfants — celui qui conte cette histoire, —
Sous la voыte infinie а la fois bleue et noire,
Entendit une voix qui lui disait : Sois bon !
Bontй de l’idiot ! diamant du charbon !
Sainte йnigme ! lumiиre auguste des tйnиbres !
Les cйlestes n’ont rien de plus que les funиbres
Si les funиbres, groupe aveugle et chвtiй,
Songent, et, n’ayant pas la joie, ont la pitiй.
Ф spectacle sacrй ! l’ombre secourant l’ombre,
L’вme obscure venant en aide а l’вme sombre,
Le stupide, attendri, sur l’affreux se penchant,
Le damnй bon faisant rкver l’йlu mйchant !
L’animal avanзant lorsque l’homme recule !
Dans la sйrйnitй du pвle crйpuscule,
La brute par moments pense et sent qu’elle est sњur
De la mystйrieuse et profonde douceur ;
Il suffit qu’un йclair de grвce brille en elle
Pour qu’elle soit йgale а l’йtoile йternelle ;
Le baudet qui, rentrant le soir, surchargй, las,
Mourant, sentant saigner ses pauvres sabots plats,
Fait quelques pas de plus, s’йcarte et se dйrange
Pour ne pas йcraser un crapaud dans la fange,
Cet вne abject, souillй, meurtri sous le bвton,
Est plus saint que Socrate et plus grand que Platon.
Tu cherches, philosophe ? Ф penseur, tu mйdites ?
Veux-tu trouver le vrai sous nos brumes maudites ?
Crois, pleure, abоme-toi dans l’insondable amour !
Quiconque est bon voit clair dans l’obscur carrefour ;
Quiconque est bon habite un coin du ciel. Ф sage,
La bontй, qui du monde йclaire le visage,
La bontй, ce regard du matin ingйnu,
La bontй, pur rayon qui chauffe l’inconnu,
Instinct qui, dans la nuit et dans la souffrance, aime,
Est le trait d’union ineffable et suprкme
Qui joint, dans l’ombre, hйlas ! si lugubre souvent,
Le grand innocent, l’вne, а Dieu le grand savant.
26-29 mai 1858.